texte issu du livre de Bernard Frangin, Lyon à table.
Editions Albin Michel
Textes empruntés à http://o.maley.free.fr/textes/accueil_textes .htm
Pendant un an je m'en suis vue, avec Renée en pension et les dettes et tout! Le dimanche après-midi, on venait travailler aux halles.
Je n'avais même pas de quoi acheter un frigo.
C'est à ce moment-là que j'ai appris à affiner le saint-marcellin.
Comment t'expliquer? Quand il arrive il est tout blanc, juste salé.
Tu dois d'abord le faire ventiler, pour qu'il sèche.
Ensuite tu le resales un peu selon le goût et tu le mets sur des palettes bien mouillées.
Tu fais cela le matin.
Le soir tu retournes tes fromages et tu remouilles tes palettes.
Tu agis ainsi pendant une huitaine de jours.
Après, tu places tes saint-marcellin dans une cave.
Seulement des caves voûtées il n'y en a pas partout et surtout pas sous les halles des Cordeliers! Alors c'est le grand Paul (Bocuse)
qui m'a sauvée en me prêtant ses caves de l'abbaye de Collonges.
" Tu en fais ce que tu veux... " Tu connais le bonhomme...
Un bon affinage dure un mois et demi.
Depuis quatre ou cinq ans je le fais toute l'année mais je sais que certains ricanent :
" Toute l'année, la qualité ne peut pas être assurée! "
Eh bien, elle l'est. La preuve : je dois en vendre 5000 par semaine.
S'ils n'étaient pas bons...
Mais c'est parce que j'ai de bonnes caves, pas du bitume.
Et des fermiers qui m'approvisionnent bien.
J'ai trouvé un petit gars super qui est venu me voir aux halles: " Madame Richard, je suis prêt à vous assurer un bon saint-marcellin pas fermenté,
que le client mangera à cœur.
Mais tout seul, je ne peux rien.
" J'ai dit " Allons-y! " On a commencé avec 20, puis 30 et maintenant...
Tiens, rien que pour Noël j'en ai passé plus de 10000...
Bien sûr je m'occupe de tout, je vais les voir tous les jours, mes fromages, mais j'ai deux employés,
un garçon et une petite Portugaise que je paie rien que pour ça.
La petite travaille à mains nues.
C'est essentiel. Il faut sentir la pâte.
Avec des gants tu passes à côté. Un fromage c'est vivant.
Il y a ceux qui s'affinent très bien et ceux qui traînent les pieds.
C'est tout un art.
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On dit partout qu'il y a 360 sortes de fromages en France.
Cela ne signifie rien. Il y en a beaucoup plus, si tu décomposes les Charollais, par exemple,
en secs, frais, pur chèvre, mi-chèvre, etc.
Et dans chaque petit bled, celui de la mère Fayard et celui de la mère Desmonceaux,
chacun finirait par avoir le sien!
Mais il ne faut pas raconter des bêtises.
En plein hiver 150 sortes, c'est déjà beaucoup, bien alignés dans une vitrine.
Surtout qu'il faut y ajouter toutes ces conneries de crèmes de gruyère et autres
qui sont bien à la mode.
Pour ma part, ce que je vends le plus c'est le saint-marcellin, le reblochon,
le gruyère et le vacherin quand c'est la saison.
Lui, je l'affine avec du vin blanc.
On me le livre dans sa boîte à l'état brut.
Là c'est à toi de décider, tu le fais doux ou moitié eau moitié vin blanc.
Tu mets dessus un peu de mousseline et tu refermes le couvercle.
Tu l'entreposes dans une pièce à 15° pendant cinq jours.
Tu ôtes la mousseline, tu l'égouttes et tu laisses travailler deux jours.
Tu décantes.
C'est un peu un boulot de vigneron.
Ensuite il est bon pour la vente.
Il y a des clients qui le préfèrent très fort.
Pour eux tu choisis un vin blanc très sec et tu laisses le fromage une semaine sous la mousseline.
Il faut le surveiller tous les deux jours et sil a trop bu tu rajoutes du blanc.
Le vacherin est bon de novembre à mars.
A cette date j'arrête et je privilégie le reblochon.
Mais lui aussi il faut le bichonner, C'est-à-dire le mettre sur des clayettes
et le retourner tous les jours pour qu'il soit bien net, juste humide à point.
Pour le vacherin tu emploies de la mousseline très fine, très absorbante.
Pour le reblochon elle sera plus aérée.
Au bout de trois jours tu peux le vendre.
Mais il y a un problème de fournisseurs.
J'en ai un qui a pris la suite de son arrière-grand-père!
On s'y connaît en reblochons dans sa famille!
Des hauts Savoyards pas parachutés!
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L'un des agréments de mon métier c'est aussi la fréquentation des grands restaurateurs.
Aux halles le premier qui m'a fait confiance ce fut Rouchis de la brasserie du Nord.
Un bonhomme formidable qui est mort aujourd'hui. Il m'a dit : "
je t'ai vue travailler chez ton patron, maintenant que tu es à ton compte tu dois arriver à faire quelque chose. "
Il m'a donné sa clientèle.
Et quand je vois où j'en suis, je dis souvent tout bas:
Merci, Monsieur Rouchis.
Parce que c'est important, le restaurant.
Avec le client de détail, on gagne plus, mais c'est un saint-marcellin à la fois tandis que Carmen et Jacotte Brazier, pour citer un nom au hasard,
des saint-marcellin, elles m'en prennent 50 par jour.
Ensuite il y a eu mon ami Paul Bocuse.
Il m'a fait confiance tout de suite, mais c'est moi qui n'osais pas.
Tu l'imagines me disant : " Mets-moi 10 livaros ! ", alors que je ne savais pas encore
comment les affiner! Il faut chercher, apprendre, être au point.
Désormais je peux lui dire : " Non, pas ça, plutôt ça.
Demain, pas aujourd'hui. " Un fromage doit être à l'heure...
Avec Paul, on se connaît depuis toujours.
Nos mères travaillaient chez le père Ducerf, place des Terreaux.
Comme tout le monde j'ai appris mon métier sur le tas.
Tu sais que les petites sœurs des pauvres de la rue Maurice-Flandrin
ont mangé bon avec moi à mes débuts.
Tout ce que j'essayais et que je ne voulais pas vendre, je le leur donnais.
Elles passaient tous les jours et leurs pensionnaires se régalaient de plus en plus à mesure
que j'apprenais... Mais il faut bien commencer petit.
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Maintenant, bien sûr, je connais tous les cuisiniers de la région et d'un peu plus loin.
Mais c'est vrai que j'ai une préférence pour Paul.
Tu crois que si on ne l'avait pas eu, on en serait où on en est à Lyon ?
Tiens, ce matin, il m'arrive un Allemand qui exploite à Munich un resto de 400 couverts.
Il avait entendu parler de moi dans Cuisines et vins de France.
Il venait reluquer mes plateaux.
Ils sont forts outre-Rhin, mais parfois il leur manque quelque chose.
Lui, c'était l'art du plateau.
Il avise les photos de Paul.
Tu sais qu'il y en a plein ma boutique. Et il dit, ce branlo : " Oh là là, M. Bocuse... "
De l'air d'en avoir par?dessus la tête.
Du coup j'attaque : " Écoutez, si M. Bocuse n'était pas là, vous n'y seriez pas non plus,
parce que je n'aurais pas de magasin et que vous ne viendriez pas à Lyon!
Vos fromages français où les achetez-vous ? " Il répond : " A Rungis! ?
Eh bien voilà!
Vous ne seriez pas descendu à Lyon et si vous l'avez fait c'est certainement grâce à Bocuse.
" Cloué son bec teuton!
Il parlait bien le français.
Il connaissait mieux notre langue que nos mâconnais mi-frais.
Il m'explique: "M. Bocuse vient souvent à Munich et Lyon il en a plein la bouche.
Alors j'ai voulu voir ce que cela représentait ... "
Et fais-lui confiance, Paul il en a amené beaucoup d'autres ...
Alain Chapel aussi c'est important.
Mais sa timidité est presque aussi grande que sa cuisine.
Et Georges Blanc! Lui c'est un vrai restaurateur-cuisinier, de la race qui est aussi à l'aise
en salle que devant ses fourneaux. Pierre Troisgros ? C'est mon conscrit.
Et quel humour! je lui fournis des chèvres, mais il s'approvisionne beaucoup dans le Roannais,
où les paysans ont du talent.,
Il fait également une fourme extraordinaire.
Il l'achète sur place, il la désosse et ne laisse que la carcasse.
Avec du porto il la fait fermenter.
Il fut un temps où il la servait dans une terrine.
De toute façon c'est une invention à lui.
C'est excellent.
Bien entendu on lui a fauché sa recette.
C'est dans l'ordre.
Je sais bien que le plagiat c'est la seule flatterie acceptable pour un artiste, mais ces connards
au lieu de le copier ils pourraient trouver autre chose.
Enfin, quand je dis, " ils pourraient ", ils prouvent bien que non!
Je ne pense pas que notre profession soit menacée par le " fromage ou dessert ".
Les gens en mangeront toujours.
De plus la mode du " plateau " est une bonne chose.
On veut avoir du choix.
Naguère quand tu recevais des amis tu sortais un camembert de sa boîte
et c'était la rue Michel.
Aujourd'hui tu n'oserais plus. Et s'il y a des " rogatons "
comme on dit à Lyon tu en fais du fromage fort.
Mais le rogaton c'est la preuve que le fromage n'est pas de first qualité.
Tu as déjà vu des saint-marcellin finir en rogatons, toi ?
Moi jamais!
La diététique non plus ne me fait pas trop peur.
Le 0 %, je rigole.
Lorsqu'elles m'en demandent ? surtout à l'époque des maillots de bain
ou si elles ont un amant qui n'aime pas la culotte de cheval et les poignées d'amour ?
je leur dis: " Ne mangez donc pas de fromage et vous reviendrez quand vous irez mieux! "
Il y en a qui insistent : " Le yaourt maigre, c'est excellent! " je leur réponds : "
Regardez-moi, je fais quatre-vingt-dix-sept kilos, j'en mange un par jour. "
Elles sont renversées...
En revanche la cervelle de canut, c'est intéressant.
Chacun a sa méthode.
Paul Lacombe qui la réinventa et qui de toute façon la remit à la mode,
la faisait plus claire que moi.
En usine on la fabrique par seau de cinq kilos.
C'est liquide, sans palais, pas chouette du tout.
La cervelle de canut, tu comprends, appartient à notre tradition, à notre folklore.
Il y faut une once d'amour.
Sinon, ce n'est pas la peine.
Moi je fais un mélange à vue de nez.
Presque à vue de cœur.
Des mâconnais frais, de la crème et je brasse avec un fouet à main.
Le mixer active la fermentation, il doit y avoir un truc électrique qui gâte tout.
Ensuite j'incorpore de la ciboulette, quand c'est la saison, sinon du persil et surtout de l'ail
et de l'échalote, un peu de sel et beaucoup de poivre.
Je laisse bien reposer et je bats encore au fouet. Et enfin du vin blanc.
Le fromage fort, c'est diffèrent mais c'est aussi une tradition.
Les bistrots dans le temps en offraient à leurs clients et ils savaient bien ce qu'ils faisaient.
Ce n'était pas par pure générosité, mais pour passer plus de vin rouge. "
Tenez, c'est offert par la maison! ? Oh! comme c'est aimable, madame Lucienne.
Ramenez donc un pot!"
Le fromage fort, on met tout dedans, surtout du bleu à la coupe et des chèvres bien secs
de deux ou trois mois.
Dans un seau, on arrose de vin blanc, on ajoute des coupes de gruyère et on laisse
mijoter une bonne semaine, jusqu'à ce que l'ensemble soit bien homogène.
Naturellement tu râpes et tu vinaigres et tu poivres. je mets aussi un peu de levain.
L'astuce consiste à en garder toujours un peu pour la prochaine fois,
comme on fait avec la mère de vinaigre.
Interview de Bernard Frangin
la dame s'est éteinte le31 mars 2014 du haut de ses 84 printemps